Quand les normes dérapent...

  • Un architecte dessine une maison tout à fait classique qu'un entrepreneur maçon construit sous la houlette d'un promoteur bien connu.
  • L'architecte laisse faire tout le gros œuvre sans remarque particulière, puis il fait arrêter les travaux avant la mise sous toit pour une isolation mal placée.
  • Il se rend compte seulement après qu'un pignon ou une pointe est hors plomb.
  • Assignation de l'entrepreneur, du promoteur et de l'architecte au tribunal par les maîtres d'ouvrage.
  • L'immeuble est finalement démoli pour non respect d'une norme !
  • Il y avait pourtant moyen de le réparer pour respecter cette norme, mais est-elle applicable dans le cas d'espèce ?
  • Je sais que je lance un pavé dans la mare et j'attends vos commentaires avec intérêt.

Plan de l'immeuble

Les conclusions de l'expertise judiciaire

Aux deux endroits entourés en rouge, l'expert judiciaire a demandé à son ingénieur de calculer les descentes de charge. Ce dernier a alors appliqué la nouvelle norme EUROCODES de stabilité des maçonneries au flambement. Il concluait que les charges admissibles étaient dépassées et il craignait que le coût d'une réparation soit similaire à celui d'une démolition. L'expert judiciaire a choisi de suite la solution la plus simple pour lui, la démolition. Cette maison a donc été démolie !


Que faut-il en penser ?

Constat

  • C'est un plan type tout à fait classique dessinés à des milliers d'exemplaires avec quelques variantes, par des centaines d'architectes.
  • Des milliers de maisons ont été construites de cette manière avec des blocs d'argex, sans aucun problème de stabilité, sans ingénieur, sans vérification de stabilité.
  • Et pourtant, aux 2 endroits encerclés de rouge, on ne respecte pas la norme EUROCODES de stabilité sous le flambement d'une maçonnerie de 14 cm d'épaisseur en bloc d'argex.

Les calculs

Pour les profanes, je préfère parler en kg/cm2 plutôt que en N/mm2, les ingénieurs eux-mêmes ayant oublié ce que cela représente physiquement !

1 kg, tout le monde sait que c'est le poids d'1 L d'eau.

  • Résistance à la compression des blocs d'argex utilisés  : 40 kg/cm2
  • Descente de charge calculée au Té entre cuisine et séjour : 6 kg/cm2
  • Descente de charge calculée au trumeau entre les 2 baies du séjour : 9 kg/cm2

La norme EUROCODES au flambement arrive à une contrainte maximum de 4 kg/cm2 seulement et donc, les contraintes étant dépassée, malgré ou à cause d'un coefficient de sécurité de 10, l'expert judiciaire prend la décision de démolir l'immeuble sans vérifier si une réparation est possible pour un coût nettement moindre.

Commentaires

Que représentent physiquement les descentes de charge auxquelles sont soumises les maçonneries aux deux points litigieux ?

  • En fondation, suivant le type de terrain, on a en moyenne des charges de 1 à 3 kg/cm2.
  • Un promeneur exerce en marchant normalement une charge moyenne de 2 kg/cm2 sur un chemin.
  • S'il coure, il pourra exercer avec le talon ou la pointe d'un pied une charge de 6 kg/cm2.
  • Et si c'est un danseur ou un acrobate de cirque, avec une partenaire sur ses épaules, il va exercer ponctuellement une charge de 9 kg/cm2 sur la pointe d'un pied.

Les charges calculées sont donc très faibles.

Le flambement?

Dans quel cas, un mur pourrait-il flamber ?

  1. Il doit évidemment être soumis à des charges relativement importantes.
  2. Il doit avoir un rapport de hauteur / longueur défavorable. Par exemple, vous aurez instinctivement peur d'un mur de 14 cm d'épaisseur seulement pour 2 m de largeur et 4 m de hauteur non renforcé latéralement, sur lequel on vient poser un grand plancher !
  3. Idem, si un mur présente un hors plomb non stabilisé latéralement, ce qu'on appelle son excentricité.

Est-ce le cas ici ?



Discussion

  1. Dans le cas du mur en Té entre cuisine et séjour, je prétend qu'il n'y aucun flambement possible, la construction en Té étant d'office totalement stable et impossible à basculer par flambement. La norme n'est donc pas applicable dans ce cas.
  2. Dans le second cas, le trumeau entre séjour, il y matière à discussion. En effet, il ne s'agit après tout que de vérifier la stabilité d'une maçonnerie de 1,15 m de large sur 2,20 m de hauteur, celle des portes fenêtres sous la charge de 2 linteaux de fenêtres et d'une poutrelle reprenant le mur de refend et les hourdis de l'étage.
  1. Je ne connais aucun cas d'écroulement alors que ce type de mur et de situation est reproduit à des milliers d'exemplaires.
  2. J'ai la même situation chez moi, mais avec moins de charge : aucune fissure !
  3. Depuis le temps qu'on fait tous apparemment la même erreur, on devrait le savoir, mais il n'y a aucune alerte d'un quelconque manque de stabilité à ce sujet.

La norme au flambement est-elle applicable dans ce cas de figure?

Rappelons d'abord qu'une norme reflète l'art de construire au moment où elle est publiée. Une norme n'est pas obligatoire.

Toutefois, ces dernières 25 années, les fabricants et les lobbys industriels ont trouvé un filon pour augmenter artificiellement leur marge bénéficiaire ou relancer leurs ventes moribondes.

  • La sécurité !

Le but est avant tout de faire peur aux prescripteurs et aux constructeurs. Le résultat n'est pas difficile à comprendre.

En effet, qui rédige les normes ?

Les fabricants de matériaux, les entrepreneurs affiliés, les bureaux techniques éventuellement et de temps en temps, il y a un architecte !

L'intérêt des fabricants est de pousser leur produit pour vendre plus. L'intérêt des bureaux est de pouvoir effectuer des nouveaux contrôles de conformité. Et celui des entrepreneurs est d'avoir du boulot en plus.

Tous ces lobbys ont donc un intérêt financier immédiat à renforcer les normes sous prétexte de sécurité et par précaution.

La preuve

Vous ne me croyez pas. Vous voulez des exemples, en voici !

  • Il y a des millions d'ascenseurs dans le monde avec un taux d'accident remarquablement faible par rapport aux milliards de voyageurs ainsi transportés verticalement. Je suis moi-même dans un immeuble dont l'ascenseur de 1960 fonctionne sans aucun problème malgré sa non conformité aux dernières normes en vigueur ou devant l'être incessamment. Entre autre, il n'a qu'une porte d'accès extérieure sur chaque palier, sans porte dans la cabine. Malgré l'absence d'accident, soi disant par sécurité, les ascensoristes qui voyaient leur chiffre d'affaires baisser fortement, ont obtenu un durcissement des normes imposant une remise en ordre de millions d'ascenseurs, donc un carnet de commande rempli pour 50 ans au moins !
  • Les doubles vitrages au rez-de-chaussée de tous les bâtiments et devant des balcons terrasses, partout où l'allège est inférieure à 70 cm, doivent être muni d'un vitrage de sécurité en plus ! Quel pactole pour Saint Gobain, et tous les fabricants verriers, qui ont réussi à imposer cette norme de nouveau soi disant par sécurité. Vous connaissez beaucoup de cas de personne traversant accidentellement un double vitrage ! Chez moi, ma voisine a voulu aller du séjour à la terrasse en traversant une baie vitrée qu'elle croyait ouverte : elle a presque eu une commotion cérébrale, son nez qui saignait, mais le double vitrage est toujours là.
  • Et j'en arrive à la norme de flambement. Je suis ingénieur civil sorti en 1973 avec distinction de l'Université de Liège. A cette époque, les deux points litigieux décrits ci avant passaient comme lettre à la poste : aucun problème de flambement ! Depuis lors, les lobbys ont réussi à durcir les normes et il y a du flambement partout, même pour des murs en Té où c'est rigoureusement impossible physiquement.

Résultat, les fabricants de blocs se frottent les mains, car il va falloir,

  • soit choisir des blocs plus épais, ce qu'a fait le promoteur en question sur les plans types exposés sur son site internet où tous les murs sont passés du jour au lendemain de 14 à 19 cm d'épaisseur;
  • soit mettre en œuvre des blocs plus costaux comme des blocs de béton au lieu des blocs d'argex.

Et pourtant, tous les mois, des nouveaux chantiers commencent avec un plan similaire, avec les mêmes blocs d'argex de 14 cm et il ne se passera rien ! Pas de fissures, pas de flambement, aucun problème de stabilité.



Conclusions

Manifestement, certains lobbys profitent d'un climat ambiant de peur et d'insécurité pour faire passer en force leurs arguments sécuritaires afin de durcir les normes au mépris du simple bon sens et du bien public.

Je ne prétends pas qu'il faut se passer des normes, mais je dis simplement :

  • "Gardons les pieds sur terre et n'exagérons pas les prescriptions normatives sous des prétextes fallacieux de sécurité, alors qu'aucun sinistre n'est à déplorer dans ce cas ci notamment."
  • "Certes, il faut prendre un coefficient de sécurité surtout quand cela concerne des édifices, mais sans exagérer inutilement. Suivant les normes, il y a longtemps que la cathédrale de Strasbourg et ses tours dont une de 142 m de hauteur devraient être en ruine. Elle tient toujours le coup depuis 600 ans malgré deux guerres mondiales qui l'ont pourtant ébranlée sérieusement."

© 2015 - Jean GLAUDE, ingénieur civil architecte